La Méditerranée le rejeta sur nos rives et les lumières de la ville lui donnaient un espoir peut-être un peu vain.
Happé par leurs lueurs, il en oublia l’espace d’un instant les courbatures qui lui rompaient les muscles. Les semaines entassé dans le ventre d’une coque de noix, secoué par les vagues, avaient laissé leur empreinte dans sa chair. Mais face à son avenir qui se dessinait à l’horizon, la douleur prenait sens.
Sur sa peau le sable humide lui rappelait des sensations familières. Symbole rassurant d’une terre qui n’était peut-être pas si étrangère. C’était sa première nuit passée les jambes détendues, après plusieurs semaines de compression entre des corps apeurés. Derrière lui, le sillage creusé par le bateau avait charrié des souvenirs qu’il avait préféré étouffer jusqu’alors. Son quotidien de vendeur à la sauvette, le relent des décharges qui se mêlait aux fumets de poisson braisé à l’heure du déjeuner. Les larmes de ses sœurs, les supplications de son frère lorsqu’il avait refusé de l’emmener avec lui. Les courses effrénées aux frontières, ceux qui n’étaient jamais montés sur le bateau, et ceux qu’on n’avait pu repêcher, refoulant l’horreur des vagues qui avalaient leurs mains tendues.
En partant, il n’avait pas imaginé les semaines qu’il passerait dans chaque pays, ni ce que lui coûterait le passage de chaque frontière… jusqu’à cette ultime étape maritime, où se confrontaient peurs et espoirs et où il s’en était remis à la fatalité, laissant Dieu décider de son sort.
Tovo aurait voulu ne jamais partir, mais là-bas il n’avait pas d’avenir. Et parce qu’il n’aurait abandonné ni sa mère, ni sa fratrie, il avait dû s’en aller. Prendre tous les risques pour eux. Au pays on ne vivait pas sans l’aide d’un proche.
S’il était resté, il n’aurait pu subvenir aux besoins des siens, ni vivre dans l’indignité de ne pouvoir fonder une famille. Partir pour être utile.
Quand s’était-il décidé ? Il l’ignorait. Était-ce après son dernier échec aux concours administratifs ? Ou à cause du sourire fané de Sefu, sa petite sœur, renvoyée de son école parce qu’on ne pouvait plus payer ses frais de scolarité ? Ou les discussions avec son ami l’avaient-elles convaincu ? Combien de temps reste-t-on un homme si l’on ne peut agir face à la détresse de ceux qu’on aime ? Ce leitmotiv lui avait longtemps grignoté la cervelle. Un jour, c’en fut simplement trop. Il avait dû agir. Il avait empaqueté quelques chemises, des beignets de riz, et il était parti. Sa mère l’avait laissé s’en aller. Solide et altière comme le kosipo.
Il ignorait s’il la reverrait.
Happé par les lueurs, Tovo songeait à son Eldorado. Celui dont il avait maintes fois rêvé, en contemplant le ciel depuis les mangroves avec ses frères et sœurs, les soirs de veillée. Il s’accrochait à ses rêves de vie meilleure, malgré la faim qui lui creusait le ventre et l’épuisement qui lui troublait l’esprit. Ses jambes tremblaient comme deux brindilles, refusant ses tentatives de se relever. Plongés dans l’obscurité, d’autres hommes, des femmes et des enfants luttaient eux aussi sur cette langue de plage. Rejetés par la mer comme des rebuts. Leurs plaintes se mêlaient au grondement des vagues. Tovo ne pouvait dire si leurs rêves se réaliseraient ou si le cauchemar les rattraperait. Ses derniers billets abandonnés aux passeurs, sans papiers pour travailler, il ne lui restait que l’espoir pour avancer.
Happé par cette lueur, il pensait à ce monde dont il ignorait tout. Il s’imagina un travail, un logement, peut-être une famille. Ce ne serait pas simple. Il le savait depuis la traversée. Il lui faudrait franchir d’innombrables barrières, gardiennes de la tranquillité illusoire de ce continent. Celles des centres d’accueil, des formalités administratives, des entretiens. Ce qu’il dirait ou tairait scellerait son sort. Il lui faudrait apprendre de nouveaux codes. Taire les souvenirs du pays, le grognement des perroquets gris, la pétarade des vieilles bécanes rouillées, le vol silencieux des picathartes. Étouffer le manque des siens et le déchirement de les avoir laissés. Enfouir leur existence.
Déjà, les hautes vagues durant la traversée avaient commencé à réduire en miettes les contours de leurs visages. Tovo savait qu’avec les années l’image perdrait le son et la lumière pour se dissoudre dans un repli de sa mémoire. Que deviendrait-il, amputé de son passé ? Même Massambalo, le dieu des émigrés, l’ignorait. Le corps engourdi par l’incertitude et la peur, il contemplait la silhouette de la ville s’étirer au loin. Quelques mètres à peine le séparaient de son futur. Surtout ne pas flancher. Derrière lui, la Méditerranée lui soufflait d’avancer malgré tout. Il n’avait pas surmonté tant d’épreuves pour échouer dans ce no man’s land, à l’orée de son avenir. Cet entre-deux-mondes qui se regardaient de loin et s’ignoraient.
Ce qu’il adviendrait, nul ne le savait. Une chose était sûre, Tovo ne serait plus jamais le même. Et tandis qu’il rampait vers un horizon encore inaccessible, il leva les yeux vers le ciel étoilé. Peut-être que ses frères et sœurs le contemplaient aussi, fidèles à leur rituel des soirs de veillée, à plus de 3 000 km de là. Cette pensée le réconforta. Peu importait la distance, ils veillaient les uns sur les autres. C’était dans ce sol-là que s’ancraient ses racines. Une terre de solidarité. Et tandis que son genou s’enfonçait dans le sable, une force inédite se mit à sourdre dans ses entrailles et dans sa chair. Cette force, il le savait, lui permettrait de tenir debout. Pour accomplir son destin d’Homme. Pour aider celles et ceux qu’il aimait. Il sentit soudain battre sur son cœur les cris gutturaux de la forêt, le pas alerte des drills, le grognement des perroquets gris et le vol silencieux des picathartes. Sa mère, solide et altière, comme le kosipo. Fière de son courage. Pour la première fois depuis de longs mois, il sourit.
Nouvelle parue dans la revue Le temps d’un café (février 2024)
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